Colloque organisé par l'Institut d'Histoire du Temps Présent et le musée du Quai Branly -Jacques Chirac

Raconter et exposer les minorités : médiations muséales en France et en Amérique du Nord

Telling and exhibiting minorities in France and North America: minorities and their museum mediations 

 

Mercredi 20 avril 2022 et jeudi 21 avril 2022 

Lieu : musée du quai Branly – Jacques Chirac / Campus Condorcet. (Paris/Aubervilliers)

 

Ce colloque international est organisé par

l’Institut d’Histoire du Temps Présent, UMR 8244 (CNRS-Paris 8) et

le musée du quai Branly – Jacques Chirac

avec le soutien de l’Université Paris Lumières, ComUE UPL, de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, du Center for Research on the English-speaking World, équipe CREW de la Sorbonne Nouvelle, et du Labex les Passés dans le Présent.

 

Argumentaire

Nous proposons dans ce colloque de nous pencher sur les relations entre les minorités et les musées et sites patrimoniaux en Amérique du Nord et en France et d’abandonner le point de vue majoritaire, qui se décline en termes de domination et d’assignation, pour renverser le regard. En nous situant du point de vue de l’expérience minoritaire, nous pourrons envisager la minorité dans sa capacité à agir (Ndiaye, 2008 ; Chassain et al., 2016). Les minorités sont perçues et définies par le groupe majoritaire en tant que mineures selon deux principes qui ne s’excluent pas : celui du nombre, qui identifie différents traits religieux, ethniques ou culturels, et celui du statut, qui caractérise ce qui est tenu pour mineur, renvoyé à la mémoire des vaincus, à l’absence d’histoire. Dans la relation des minorités aux musées, il est possible de distinguer deux mouvements qui, bien qu’autonomes, interagissent. Le premier, sans doute le plus documenté, par lequel les musées ont essayé de « décoloniser » les récits sur l’expérience minoritaire (Chivallon, 2013). Le second par lequel les groupes minorisés ont promu l’émergence de contre-récits indépendants, sous des formes diverses, leurs actions précédant souvent la réévaluation critique des politiques muséales (Laithier et al., 2008).

 

Depuis la fin des années 1960, les musées et leurs professionnels ont été interpellés et appelés à participer aux débats soulevés en relation au passé esclavagiste, colonial ou à la construction nationale, construction dont ils ont été partie prenante dès le XIXe (Conklin, 2013). Les traditions muséales, longtemps marquées par l’anthropologie raciale, ont été remises en cause. Les musées dits de société ont été au centre de ces controverses. Ainsi, à la suite de l’exposition consacrée aux arts autochtones en 1987 au Glenbow Museum de Calgary, le Canada s’est engagé dans une politique d’association des peuples premiers à la gestion des musées (Dubuc, 2002, p. 31‑58). Parfois c’est au sein de l’université que naissent les projets de musée, tel le Museo de Historia, Antropología y Arte de la Universidad de Puerto Rico, fondé en 1951, qui nous rappelle aussi incidemment que la problématique coloniale peut aussi concerner les États-Unis. En France, l’exposition « les Anneaux de la Mémoire », en 1992 à Nantes, a été un moment important du retour sur le passé esclavagiste (Hourcade, 2015). Ainsi depuis les années 1970 la médiatisation des histoires minoritaires a été largement repensée par les praticiens des musées, en collaboration avec les historiennes et les historiens (Weiser, 2018). À ce titre il faut signaler l’impact qu’a eu le musée du quai Branly, ouvert en 2006, en raison de son rapide succès (König et al. 2018). Les musées européens travaillent désormais en réseau et les réflexions portées par le réseau RIME, Réseau International des Musées Ethnographiques ont joué sur ces questions un rôle pionnier entre 2007 et 2010. Aux États-Unis, les mobilisations africaines-américaines ont donné naissance dans les années 1960 à des musées sur l’histoire et la culture africaines-américaines, tel le Du Sable Museum à Chicago (Feldman, DuSable Museum of African American History, 1981 ; Burns, 2013). Par ailleurs depuis les années 1970 se sont multipliés différents dispositifs patrimoniaux qui « muséifient » des sites historiques : champs de bataille des guerres indiennes, camps de concentration, cimetières africains-américains (Forsyth, 2003 ; Jeanmougin, Mencherini, 2013 ; Blee, 2018 ; Faucquez, 2018 ; Spencer, 2020). La vocation de ces dispositifs mémoriaux in-situ, souvent sans collection, oscille parfois entre commémoration et conservation. Il faut rappeler que la démarche muséale demeure « critique et scientifique, [à l’inverse du] mémorial qui fait appel, exclusivement, à l’émotion et à l’adhésion, au recueillement » – l’association des deux démarches pouvant être problématique (Gob, Drouguet, 2014, p. 66). Ces sites patrimoniaux soulèvent la question des sources et de leur rareté : qu’exposer lorsqu’il n’y a pas de collection, et que montrer lorsqu’il n’y a pas d’images ? Le fait minoritaire implique souvent la rareté des sources et la longue absence d’une collecte qui témoigne du manque d’intérêt pour ces patrimoines minoritaires. D’autre part ces sources deviennent parfois le support d’un discours militant. Ces débats sont plus que jamais actuels : le congrès du Comité International pour la Muséologie (ICOFOM) en 2021 s’intitulait ainsi « Décoloniser la muséologie : Musées, métissages et mythes d’origine ».

 

La dimension comparatiste est essentielle tant les contextes nationaux sont différents aussi bien du point de vue de la place des minorités que de celle des traditions muséales. Dans les pays considérés, l’assignation minoritaire s’appuie sur des différences essentialisées, culturelles, religieuses, linguistiques, ou raciales, qu’une approche historique permet de relier aux passés esclavagistes, coloniaux ou issus des migrations (Teulières, 2005 ; Araujo, Seiderer, 2007 ; Vergès, 2008 ; Chivallon, 2012). Les situations nationales sont différentes d’abord du fait de l’histoire : Le Canada et les États-Unis sont les produits de colonisations européennes, qui ont assujetti les Amérindiens et déporté les Africains en esclavage, deux phénomènes étroitement liés –l’esclavage a été l’une des modalités du colonialisme. La France a été une puissance colonisatrice et esclavagiste, mais ses plantations se trouvaient en Amérique ou dans l’Océan indien, sur les « îles à sucre ». Ceci produit des situations différentes, selon que certaines minorités vivent au sein de la majorité, tels les Africains-Américains, les Latinos, ou les Juifs aux Etats-Unis, alors que d’autres comme les Antillais sont évidemment majoritaires en Guadeloupe et en Martinique (Gosson, 2012 ; Larcher, 2014). Si l’Amérique du Nord comme la France ont connu des phénomènes d’immigration similaires, celle-ci se fait dans un contexte différent. En France l’universalisme républicain a longtemps invisibilisé les minorités liées au passé colonial, esclavagiste, et aux phénomènes migratoires et proposé « une histoire nationale qui par principe ignore les minorités » (Laithier et al., 2008, p. 261 ; Ledoux, 2021). Celles-ci sont qualifiées de « visibles » lorsqu’elles revendiquent l’égalité de traitement (Scioldo-Zürcher, 2016 ; Aje, Gachon, 2018). Aux Etats-Unis, le peuplement par des immigrants de toutes origines et par les esclaves, a abouti à la perception d’une société multiculturelle au tournant des années 1960 (Takaki, 1993 ; Schor, 2009 ; Richomme, 2013). Au Canada les « minorités visibles » sont une catégorie juridique liée au recensement, alors que les populations dites « autochtones » sont, elles, classées à part (Ministère de la justice, 1995).

 

Par ailleurs, il est nécessaire de mettre en regard deux traditions muséales pour partie distinctes. En Amérique du Nord, les musées, le plus souvent fondés par des initiatives privées, donnent la part belle à l’histoire : ainsi les musées de société représentent près de 60% du réseau canadien (Gob, Drouguet, 2014, p. 13). En France, comme dans presque toute l’Europe, les musées ont le plus souvent été fondés par les autorités, et s’appuient sur l’héritage des pratiques de collection. L’histoire des différents peuples y a longtemps pris la forme d’un regard ethnographique qui décrivait les « Arts et Traditions Populaires », du nom du musée fondé en 1937 par George Henri Rivière, ou bien mettait en valeur les cultures locales comme le Museon Arlaten, pionnier en la matière en 1903. Quant aux peuples considérés comme « primitifs », l’intérêt que leur portaient les Européens s’inscrivait dans la quête de l’exotisme, dans la lignée du romantisme. Le contexte colonial explique que les narrations historiques proposées par les musées et les sites patrimoniaux aient longtemps ignoré les récits minoritaires, alors que dès le XIXe siècle, ils étaient partie prenante des processus d’édification nationale qui empruntaient notamment le chemin de la création d’une « communauté imaginaire » (Anderson, 2006 ; Hobsbawm, Ranger, 2012). L’historien Dipesh Chakrabarty a mis en lumière, par sa critique de l’historicisme moderne, la manière dont certains passés ont été considérés comme mineurs, alors que les « adultes » européens prétendaient prendre en charge les colonisés jusqu’à leur « majorité » (Chakrabarty, 2000).

 

Lors de ce colloque, nous proposons de croiser les regards entre chercheurs en sciences humaines et professionnels des musées, afin de revenir sur la manière dont les histoires des minorités ont trouvé leur place dans les musées aux États-Unis, en France et au Canada, et sur les évolutions de ces mises en récit. Comment ces groupes ont-ils cherché à ce que leur histoire soit racontée au sein des institutions muséales ? Ont-ils revendiqué des moyens propres, une prise en compte par les autorités culturelles, ou se sont-ils donnés eux-mêmes les moyens de raconter et d’exposer leur histoire dans des lieux séparés, dans lesquels ils avaient le contrôle des récits et des pièces mobilisés au service de ceux-ci ? Les récits qui préexistaient ont-ils été contestés ? Les sources et les archives mobilisées au service de cette médiation muséale doivent être aussi interrogées.

 

 

Nous proposons de réfléchir aux actions menées par les groupes minoritaires lorsqu’ils ont pour objectif d’influencer les politiques muséales, qu’ils interpellent les politiques publiques ou initient des projets de nouveaux musées. Quelles sont les revendications minoritaires, quelles formes prennent-elles, et comment évoluent-elles ? Il est souvent dit que les minorités sont plus enclines à réclamer la conservation de leur mémoire que la médiation de leur histoire, à favoriser la commémoration plutôt que la démarche critique (Teulières, 2005 ; Blanchard, Veyrat-Masson, 2008). Cette affirmation est probablement à discuter. Ces revendications, parfois considérées comme des excès de mémoire, au service de devoirs de mémoire, mettent-elles en péril l’écriture de l’histoire ? (Benbassa, 2008, p. 8) Quels sont les effets et les débats soulevés par les pièces et objets exposés ? (Faucquez, 2018). Ainsi l’appropriation des objets par la culture majoritaire pose problème et comme le note Élise Dubuc, « rien ne [peut] être changé au fait que ces objets sont collectionnés par une autre culture et interprétés selon des valeurs étrangères aussi politiquement correctes soient-elles » (Dubuc, 2004, p. 51). Les enjeux d’une nouvelle éthique ont été amplement mis en lumière récemment en France avec le rapport Sarr/Savoye, cependant ils ne se limitent pas à la question des restitutions d’œuvre d’art dans un « retour du même » : « ces objets, devenus des diasporas, sont les médiateurs d’une relation qui reste à réinventer » (Sarr, Savoy, 2019, p. 33).

 

Nous souhaitons par ailleurs interroger la place qu’occupe l’histoire des minorités dans les musées et son évolution. Cela signifie prendre en compte la manière dont les demandes sociales évoluent, de la fascination pour l’exotisme qu’ont manifesté les expositions coloniales jusqu’aux revendications minoritaires (De L’Estoile, 2007). Mais aussi s’intéresser à la manière dont les politiques muséales et publiques, et les recherches en sciences humaines et sociales dialoguent et s’articulent (Bergeron et al., 2015). Comment les muséographes, conservatrices et conservateurs d’une part, les chercheur.es et militant.es de minorités d’autre part participent-ils conjointement à la mise en forme des représentations des minorités dans les institutions muséales. Quel patrimoine est rendu visible, matériel, immatériel ? De qui parle-t-on dans quel cadre et quelle institution, dédiée à une minorité ou non spécifique ? Enfin comment les institutions patrimoniales répondent-elles aux injonctions du devoir de mémoire ?

 

Il est possible d’analyser les politiques muséales dans leurs différentes fonctions d’exposition, de conservation, d’animation et de recherche scientifique. Quels sont les discours développés, tant du point de vue du contenu que des formes ? Différents types de récit sont mis en œuvre : une forme polyphonique met en valeur une histoire multiculturelle tandis que d’autres récits sont plus linéaires. Deux approches sont parfois distinguées, une « muséologie de l’objet » opposée à une « muséologie de l’idée » (Davallon, 1992, p. 99‑123). De même, les expositions consacrées à ces thèmes semblent donner la préférence à une approche dite « situationnelle » au travers d’expositions qui présentent des situations facilement lisibles par les visiteurs, au travers de dioramas, de reconstitutions (Gob, Drouguet, 2014, p. 128, 129). Les musées nord-américains d’histoire et de société, regroupés aux États-Unis dans l’American Association for State and Local History(AASLH) ont une longue expérience du développement d’expériences immersives tout comme les musées canadiens avec par exemple en 1998 l’exposition novatrice « Nous, les premières nations » du Musée de la Civilisation du Québec en collaboration avec les 11 nations autochtones du Canada. En France les fonctions de conservation ont longtemps occupé une place plus importante.

© IHTP, Alain Zind

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